Le Soufisme – (extrait)

LE SOUFISME AUJOURD’HUI

Jean Néaumet

 

On ne peut étudier et encore moins comprendre le soufisme de l’extérieur parce qu’il est développement de l’homme intérieur, par des méthodes conçues et formulées différemment à chaque époque par des hommes intérieurement développés qu’on a appelés parfois « soufis ».

Le soufi, ce n’est pas quelqu’un qui est membre d’une organisation, qui adhère à un crédo, mais l’homme de connaissance assumant pleinement son humanité et ouvert à ce qui est au-delà de l’homme, celui qui connaît le but et à qui la connaissance du but donne la connaissance des moyens qui permettront à d’autres de s’avancer sur la voie qu’il a parcourue : connaissant le but, il est en mesure, si la tâche d’enseigner lui est confiée, d’inventer ou de revivifier les voies qui permettront à d’autres de refaire le chemin où il s’est avancé, le chemin vers l’origine. Ces voies peuvent être très différentes des voies antérieures dont les « spécialistes » étudient les vestiges ou qu’imitent les sectes enthousiastes et les cultes bien intentionnés.
Elles satisfont rarement à l’attente de l’érudit ou à l’avidité du sectateur. Elles répondent aux besoins de l’apprenti.

Le soufi est dans le monde sans être du monde.
Dans le monde : bien qu’enraciné dans une tradition millénaire, maillon d’une chaîne, il appartient à son temps et le devance bien souvent. Les soufis ont toujours été contemporains de leur époque, et œuvré au sein de la société. Pour le soufi, le service est prière. Mais il sert la vérité, non les espoirs pieux : il lui faut donc appeler les choses par leur nom et rejeter les faux-semblants, quels que soient les oripeaux dont ils se parent. Et sa rigueur n’est pas toujours bien accueillie.
Sans être du monde : parce qu’il a vécu l’expérience de la perception du Réel, il vit en accord avec cette Réalité dont notre sommeil intérieur (l’être profond dort profondément) et le jeu des apparences nous tiennent séparés, dont notre monde n’est qu’une modalité provisoire, une approximation relativement grossière.

Le soufisme est une école. Pas un culte. Il utilise une vaste gamme de méthodes d’apprentissage et de communication, qui opèrent en dehors de tout conditionnement.
L’« intérieur » (batin) ne change pas. Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu. Il n’y a pas d’autre Vérité que la Vérité. Mais les formes extérieures de la voie qui sont autant de ponts vers le réel sont remodelées ou revivifiées par chaque maître authentique. Jamais un soufi ne reprend telles quelles les formules ou les méthodes d’un maître antérieur.

On demanda au Sayed Sabir Ali Shah :
« Pourquoi Attar a-t-il écrit Le Mémorial des Saints ?
– Parce que le Coran n’était plus vécu mais exposé et expliqué.
– Et pourquoi Maulana Rumi a-t-il écrit le Mathnavi ?
– Parce que Le Mémorial n’était plus lu mais simplement mémorisé. » 1

Les soufis se considèrent comme les héritiers d’un enseignement unique, ailleurs fragmenté en de multiples facettes. Cet enseignement originel est pour eux l’instrument du développement humain.

La graine de la connaissance soufie.
« La graine véritable fut semée à l’époque d’Adam. Le miracle de la vie, de l’existence.
Elle germa au temps de Noë. Le miracle de la croissance, du secours.
Au temps d’Abraham elle produisit des branches. Le miracle du déploiement, de la sauvegarde.
L’époque de Moïse vit la gestation du raisin. Le miracle du fruit.
Le temps de Jésus fut celui de la maturation. Le miracle de la saveur, de la joie.
À l’époque de Mohammed, le raisin fut pressé pour donner le vin clair. Le miracle de la réalisation, de la transformation » 2.
Bayazid Bistami

On a beaucoup écrit sur le soufisme. Un grand nombre de classiques soufis ont été traduits et commentés. Mais rares sont les experts — s’il y en eut — qui aient expérimenté directement le tasawwuf (c’est-à-dire travaillé dans une « école ») ou qui aient eu connaissance de sa tradition orale ou même de l’ordre et des conditions dans lesquels son matériel doit être étudié pour agir effectivement. Ces spécialistes ont trop souvent traité du soufisme du point de vue de l’historien étudiant une civilisation disparue ou du linguiste déchiffrant une langue morte, sans paraître prendre en compte la présence continue du courant soufi parmi nous. La philosophia perennis est par définition toujours présente. Ce qui signifie qu’elle s’incarne à chaque époque dans des hommes vivants. « L’enseignement originel est toujours là », dit un derviche à Michaël Burke3.

Certains ont écrit. C’est ainsi qu’on doit aux soufis les chefs-d’œuvre de la littérature persane. Hafiz, Rumi, Attar, Djami étaient des hommes de la voie. Tous peuvent être lus à plusieurs niveaux. Le Jardin de roses de Saadi, qui a constitué pendant sept cents ans un véritable code éthique pour des millions d’Orientaux, peut être goûté simplement pour la beauté de sa poésie. Et ses poèmes et ses contes recèlent parallèlement des dimensions intérieures qui se révèlent au chercheur au fur et à mesure de son cheminement : à ce stade, le livre fonctionne comme un véritable document technique qui ne peut être lu que par celui qui est en concordance avec le sens. Et à chaque degré de compréhension, à chaque approfondissement de l’expérience, correspond une lecture nouvelle. Ces livres ne se présentent jamais sous la forme d’exposés systématiques ou didactiques. Ils comprennent des poèmes, des récits, des contes et des plaisanteries, des matériaux traditionnels refondus, reformulés et bien d’autres choses encore qu’on ne s’attendrait pas à trouver dans une littérature composée par des maîtres spirituels. Le Mathnawi de Rumi est un exemple fameux de cette technique de diffusion des idées et d’infusion d’un message par impacts multiples. L’œuvre d’Idries Shah, soufi contemporain, appartient à la même constellation.

Ainsi la littérature soufie peut être goûtée pour sa beauté, émouvoir, divertir ou stimuler l’esprit mais elle est essentiellement une littérature d’action. Pas plus que les rituels, les livres ne sont des monuments historiques, des objets de vénération ou de délectation. Et s’ils le deviennent, ils n’agissent plus. Leur efficacité, leur pouvoir de communication sont fonction de la connaissance, de l’« être », de celui qui les a modelés à l’adresse d’un groupe d’étudiants déterminés, d’une communauté ou d’une société particulières. Aucun texte, aucun « exercice », aucune méthode, dans cette optique, n’a de valeur universelle ou perpétuelle. D’où la nécessité, à chaque époque et pour chaque communauté — au sens large du terme — d’une reformulation, d’une refonte du matériel par un soufi qualifié, en fonction des conditions nouvelles de temps, de lieu, de mentalité. Il s’agit toujours du même travail (les soufis parlent parfois de leur entreprise comme du Travail 4 ou du Grand Œuvre). Et le but est toujours le même : percevoir le réel — ce qui est — et accomplir toute l’humanité de l’homme. (En persan, haqiqat, qui est l’un des noms de Dieu, signifie à la fois vérité et réalité). Mais les instruments changent ou sont réajustés en fonction des voies choisies pour atteindre le but. Ce qui s’applique d’ailleurs à bien des domaines de l’activité humaine.

Ces quelques points fondamentaux pour qui veut s’approcher du soufisme avec la volonté d’apprendre ont été soulignés avec force à notre époque par Idries Shah, comme ils l’avaient été par les soufis du passé. « La connaissance de la fin crée les moyens », dit-il dans Apprendre à apprendre 5. C’est en fait un des traits essentiels du soufisme authentique, la marque même de son authenticité pourrait-on dire, que d’être capable de renouveler sans cesse les formes dans lesquelles il se projette. La tradition vivante est à l’opposé du traditionalisme répétitif qui constitue une détérioration majeure de l’enseignement et dont les manifestations, émotionnellement attirantes, sont trop souvent prises pour le soufisme alors qu’elles ne sont que les formes usées de ses projections antérieures.

Alors que d’autres systèmes ont éclaté en facettes innombrables ou bien sont devenus ritualistes, répétitifs et donc stériles du point de vue de la croissance de l’homme intérieur, le soufisme véritable sut se ressourcer sans cesse et se projeter cycliquement en des formes adaptées à chaque culture particulière. Et cela parce que la vitalité du courant central où il puisait était telle qu’il fut capable à chaque époque de produire de nouveaux exemplaires d’hommes accomplis (insani kamil), dont l’« homme complet » de la Renaissance a été la version humaniste, tronquée de l’idée de transformation intérieure. Ces hommes parvinrent à vivre à leur tour l’expérience de la perception directe du réel et, à partir de là, élaborèrent les méthodes appropriées (littérature, exercices, musique, etc.) conçues comme des instruments d’approche permettant à différents types et groupes humains de s’avancer sur la voie qu’ils avaient parcourue. « Le Relatif est la voie vers l’Absolu » (Al-Majazu qantarat al-Haqiqa) 6.

L’homme accompli est le trouveur de vérité. Le but atteint, il ne tourne pas le dos au monde mais revient chercher les chercheurs.
Toutes ces phases opératoires successives laissèrent des traces, des formes (organisations, exercices, rituels, textes, etc.) désormais inopérantes mais que ceux qui n’avaient pas été transmués cherchèrent à conserver, à faire durer au-delà de leur temps d’utilisation. Ces « fossiles » eurent et ont toujours une grande capacité de survivance. Ce qui avait été une école devenait une secte. Ce qui avait été soigneusement agencé pour activer les pouvoirs de perception se dégradait en instrument de conditionnement générateur d’émotion dite « religieuse ». L’outil était vénéré mais ne fonctionnait plus (voir « L’Histoire du Feu » dans Contes derviches 7. Et lorsqu’apparaissait une école nouvelle, ceux qui s’étaient attachés à perpétuer ou imiter une phase antérieure de l’enseignement, ou à étudier de l’extérieur ses traces écrites, ne la reconnaissaient pas. « Montrez trop d’os de chameaux à un homme, ou montrez-les lui trop souvent, et il ne sera pas capable de reconnaître un chameau lorsqu’il en rencontrera un vivant. » 8

La connaissance — le but du soufi —, est ce qui entretient la vie, au point que si sa transmission devait s’interrompre trois jours, le noyau de l’individu mourrait, comme un homme privé de nourriture ou un malade des médicaments indispensables. La connaissance afflue continuellement en l’homme. La perception et l’emploi de cette connaissance, c’est ce que visent les sages, dit Ghazali, citant Fatah el-Mosuli.
Par « sagesse » on entend parfois « aptitude à comprendre la connaissance spéciale ». Cette compréhension peut conduire les « sages » à s’écarter des modèles habituels de comportement, ce qui suscite inévitablement l’opposition des hommes ordinaires — « ordinaires » parce qu’ils sont insensibles au besoin urgent de connaissance. Cette insensibilité, Ghazali la compare à une maladie. Elle engendre l’arrogance. Quand il y a arrogance, le connaissance ne peut opérer.
Le problème majeur de ceux qui cherchent la connaissance réelle, c’est qu’ils ne savent pas où chercher, ni comment chercher. Parce qu’on leur a fait croire que les règles et la discipline, ou la scolastique, ou la discussion, par exemple, peuvent les faire progresser vers la connaissance.
Quelle est cette connaissance spéciale qui maintient l’homme intérieur en vie ? C’est quelque chose de supérieur à la croyance (que les gens appellent « foi ») au point que « ceux qui connaissent réellement occupent un rang sept cents fois plus élevé que ceux qui ne font que croire. »
Idries Shah, citant el-Ghazali, dans Récits des sages d’Orient, Le Courrier du Livre, 2007.

« Une orange a un pouvoir nutritif : cela ne vous empêche pas de la savourer. On ne peut pas dire grand chose de plus pour expliquer précisément COMMENT opèrent les histoires-enseignements ou ce qu’elles signifient. Indubitablement, elles préservent, transmettent et provoquent des expériences. Si le lecteur, ou l’auditeur est correctement « accordé », elles produisent certains effets qui entraînent un élargissement des perceptions, comme rien que je connaisse ne saurait le faire. Ces expériences ne peuvent être provoquées sur commande : les histoires opèrent quand elles opèrent. »
Idries Shah, Book Letter, New York, vol.1, n°17, 14 avril 1975

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1. Récits des sages d’Orient, Idries Shah, Le Courrier du Livre, Paris.
2. The Way of the Sufi, Idries Shah, Octagon Press, Londres.
3. Rencontres en chemin, O. M. Burke, Le Courrier du Livre, Paris.
4. Voir L’éléphant dans le noir, textes rassemblés par Leonard Lewin, Le Courrier du Livre, Paris.
5. Apprendre à apprendre, Idries Shah, Le Courrier du Livre, Paris.
6. ibid.
7. Contes derviches, Idries Shah, Le Courrier du Livre, Paris.
8. Contes et récits soufis, Idries Shah, Desclée de Brouwer Paris.


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